(aigre prélude) Délicatement, la sorcière pause ses doigts sur le cliché oublié ; trois silhouettes, trois femmes, trois générations. L’image ruissèle de bonheur, de joie de vivre. Le souvenir, si lointain, s’est estompé, la photographie reste seule preuve que le moment n’ait jamais existé. D’abord, il y a Morgause, non, pas la petite Morgause, la grande Morgause, la vieille Morgause ; celle que l’enfant nommera mamie. Grande dame, élancée, on devine derrière les peaux ridées et les os usés la beauté de sa jeunesse passée. Les lèvres et les joues rougies sans le moindre artifice, elle tient dans ses bras celle qu’elle élèvera ; Morgause la petite, Morgause sa petite-fille. La gamine grimace, joue avec les mèches brunes de son homonyme. Quel âge a-t-elle ? Trois ans ? Peut-être quatre. Encore ingénue, elle n’est qu’innocence et tendresse, allégresse et sérénité. On n’en oublierait presque, que jamais, la progéniture n’a été désirée. Tout près d’elles, à la gauche des Morgause, il y a celle qui les unie toutes deux, Méliade. Moins belle que sa mère, moins laide que sa fille. Le visage ébloui par un sourire, on en oublierait presque les cernes tâchées de noir et les cheveux si fins, si fragiles, que l'on aperçoit de part et d’autre, les lisières du crâne ; qu’elle était mince, la peau sur les os, les os sur la peau ;  sous ses allures cadavériques on se demande, en donnant la vie, a-t-elle échangé la sienne ?

⊹  ⊹  ⊹
(sommeil) La joue gisant sur les pavés humides, les prunelles vitreuses ;
voilà que la sorcière s'est faite cadavre endormi.
De ses lèvres carmins s'échappent quelques soupirs, calcinant l'air de janvier, chaque souffle se fait brume. Des passants ont interrompu pour elle la folie du compte à rebours ; ils gueulent, la secouent, en vain, elle distingue à peine les silhouettes et leurs braillements. Funambule, son esprit vacille faiblement entre monde chimérique et monde des vivants.

Ses frêles jambes ont titubé de droite à gauche, puis elle est tombée.
Surement l'alcool, murmure un étranger.

Morgause s'en est allée avec la nouvelle année. Sourcils froncés, bouche fendue en un hideux rictus, son visage s'est mué en cette chose disgracieuse. Plus proche bête que de la jeune femme, elle effraie le petit monde du chemin de traverse. La pluie s'écrase avec force sur sa carcasse ; le vent glacé de son Londres natal brûle sa chair et l'obscurité de la nuit agresse l'ambre de son iris. Les sens en alerte, mille fois mutilés, ses phalanges se crispent et ses ongles viennent s'enfoncer farouchement au creux de ses paumes tandis que bras, jambes et abdomen tremblent au rythme d'une symphonie cruelle. Elle hait ce corps délicat, cet esprit chétif, incapable de tenir bon lorsque qu'il s'éveille. Impuissante face à la force du troisième oeil, elle interrompt la lutte pour se noyer dans l'afflux des prémonitions.

Baisers échanger entre deux amants transis ; malheureux subissant les coups emplis de rage des soulards du soir ; le quotidien à venir de dizaine d'êtres cogne aléatoirement les parois de son crâne à l'agonie. La panique s'éprend de toute sa petite personne. Haletante, elle enfonce les canines dans la chair carmin de ses lèvres, vaine tentative pour se raccrocher à la réalité. Bien incapable d'en supporter davantage, la misérable sent un vomissement remonter vers ses dents ; la mâchoire se tord, le liquide s'échappe en un éclat fétide. Désormais baignant dans sa propre moisissure, le gosier encore en alerte, un hurlement s'étouffe dans la gerbe.
Morgause s'éteint.

⊹  ⊹  ⊹

Morgause Winter
(1951 - 2026)« si toutefois un jour ma mémoire oubliait, mon cœur se souviendrait »

(épitaphe) Une tombe. Non pas la sienne, mais tout comme. Sans prévenir, la mort s’est jouée des vivants ; ou peut-être a-t-elle prévenu ? Jamais Morgause n’en saura rien. Bien trop absorbée par sa propre torpeur, elle a manqué l’assoupissement éternel de son aïeule adorée. Quatre années de retard, et désormais la petite-fille se fait présente. Teintée de noire, la môme porte son deuil. Entre ses mains, mille pétales de lilas, qu’elle dépose allégrement sur la terre boueuse. Prises par la brise hivernale, les couleurs cognent la pierre, de nombreuses s’envolent tandis que certaines embrassent le terne éclat du sol.

Sa bouche muette aurait souhaité s’exprimer ; partir dans une longue et belle tirade solitaire emplie de poésie et de lyrisme. Mais les belles phrases ne sont pas ses amies, et en parlant d’ennemi, en voilà qui se glisse tout près :

Bonjour trésor. Elle l’enlace, glisse ses bras autour de son cou et rapproche leur deux corps. Morgause est raide, ne répond pas à l’entrain de sa mère. Méliade. Elle s’efforce de contenir ses mots, de peur d’en dire trop, de peur de s’effondrer. Elle ne se souvient plus de la dernière fois qu’elle a aperçu sa mère, peut-être lors d’un anniversaire survenu à l’aube de l’adolescence. La femme n’a pas changé, bien sûr, elle s’est flétrie avec l’âge, mais sur sa carcasse abimée, on confond bien souvent les marques de vieillesse et les dégâts causées par l’addiction. Plongées dans le silence pendant de longues minutes, Morgause se demande ; combien de fois sa mère s’est-elle rendue à son chevet ? A-t-elle demandé de ses nouvelles ou est-elle seulement réapparue lorsque l’hôpital lui a annoncé le réveil de cet être qui, jadis, a déformé son corps juvénile neuf mois durant ? Les questions matraquent à grands coups sa pauvre tête, alors pour les faire taire, elle décide de s’éloigner. Tant pis, elle visitera la tombe demain, et après-demain, et tous les jours d’après.
Tu pars déjà ?
… des choses à régler.
Je vois, je voulais te demander : ta grand-mère t’as laissée beaucoup de babioles, tu comptes les garder ?
Pourquoi ?
On devrait pouvoir se faire quelques de gallions dessus.  
… va te faire foutre.